vendredi 18 août 2017

Mythologies de Desplechin



Un Conte de Noël, de Arnaud Desplechin

Il est difficile d'écrire sur un film aussi dense que « Conte de Noël », un film qui entremêle avec génie de si multiples dimensions, strates, références et personnages qu’il en donne parfois le tournis et emporte le spectateur dans un voyage où le cinéaste nous fait parfois perdre pied pour mieux nous entraîner dans sa ronde narrative et visuelle. Multiplicité du récit et des genres d’abord : le film commence avec une espèce de théâtre de marionnettes, qui dresse les origines et la naissance du récit, et nous donne du même coup non seulement le portrait de cette famille, mais en même temps l’origine du mal qui la ronge et de la folie dont elle est née. Ce début de récit ressemble effectivement à un conte, un conte cruel et monstrueux, déjà plein de déchirements, de délires, de greffes virtuelles et de parents dévorants qui ne donnent naissance à un enfant que pour utiliser son rein pour sauver leur premier fils. Les noms sont déjà tout un programme, et plongent le récit dans une profondeur mythologique très dense. Abel et Junon, les deux parents, sont les deux personnages qui sont au fondement même du récit. Le cinéaste crée ainsi sa propre Genèse, comme s’il voulait réinventer cette histoire commune de l’humanité, se l’approprier pour mieux la tordre et jouer avec ses codes. Après cet incipit en forme de conte, le récit se multiplie, se ramifie, tout en s’articulant autour des rapports des deux enfants, Henri et Elisabeth. Elisabeth semble droit sortie d’une tragédie grecque : en ordonnant le bannissement de son frère, jugé trop frivole et irresponsable, elle est comme ces héroïnes antiques, intransigeantes devant leur destin, imperméables à la pitié ou à l’appel de la famille, allant vers le centre brûlant de leur croyance en la nécessité et la justesse de leur acte.

Chaque personnage, de même qu’il est porteur d’une histoire et d’une généalogie, soit mythique, soit cinématographique, est également entouré d’une ambiance particulière. Henri (joué par l’inégalable Matthieu Amalric) ressemble à un diable, un histrion farcesque et en même temps inquiétant, à la fois bouc émissaire et manipulateur. C’est l’enfant inutile (puisque sa conception n’a pas servi à sauver son frère) mais aussi l’enfant indispensable (celui dont le rein pourra sauver sa mère atteinte d’une maladie mortelle). Il est à la fois clown et démon, dantesque et gargantuesque. Elisabeth est plutôt dans le registre de la tragédie, visage immuablement pétrifié par la douleur, regard de sainte qui se prend trop au sérieux, enfant traumatisée par cette mort initiale du frère et mère traumatisante par l’attention et le poids de l’affection qu’elle semble porter à son enfant. 

On a l’impression que les personnages, bien qu’inscrits dans des lignées mythiques et narratives assez marquées, ne cessent de se transformer, de passer d’un registre à l’autre, de se heurter comme des comètes dans une danse macabre et comique que le cinéaste orchestre, comme des billes lancées dans des trajectoires différentes qui s’alignent, s’entrechoquent puis se perdent, toujours en mouvement, toujours mouvants et insaisissables. Tout cela sans parler des références cinématographiques sous-jacentes du film : on pense au Miroir de Tarkovski, à Fanny et Alexandre, etc. Tout autre film, aussi bourré de références, aussi lourd de sens et aussi éclaté aurait semblé indigeste s’il eut été fait par un autre cinéaste. Avec Despleschin, la fluidité du récit est étonnante, il passe d’une scène où Emmanuelle Devos feuillette un livre avec une image de chimère tandis que la voix de Matthieu Amalric parle du récit mythique de ce monstre, à une réunion de famille sur les chances mathématiques de survie de Junon, calcul de probabilité hautement savant à l’appui.  On passe d’une réunion de famille démentielle, cruelle et quelque peu grotesque à une ambiance plus intimiste, où le cinéaste filme avec délicatesse l’amour naissant et physique entre Simon et Silvia. Quelques scènes plus tard c’est l’ambiance clinique et documentaire de l’hôpital où le transfert de Moelle aura lieu. 


En fin de compte, cette histoire de greffe est en quelque sorte la métaphore du film : celui ci est entièrement fait de transmutations, de passages d’un registre à l’autre, de transfert d’énergie entre le dramatique et le grotesque, l’amour et la haine, la violence et la douceur. 

mercredi 1 juin 2016

“UNE MORT TRES DOUCE”

“SORTIR VERS LE JOUR” DE HELA LOTFI
Article paru dans Nachaz, Dissonnances



« Sortir vers le jour » suit vingt-quatre heures de la vie de deux femmes, Souad et sa mère, dont l’occupation principale consiste à prendre soin du père de Souad, devenu infirme. Toute la première partie du film se passe dans leur appartement vétuste d’un quartier populaire du Caire et suit les gestes quotidiens que les deux femmes accomplissent pour le soin du malade et l’enfermement dans un lieu qui comme le corps du père se désagrège et se gangrène. Dans un deuxième moment, celui qui correspond à la « sortie vers le jour », Souad quitte l’appartement pour quelques heures, et nous suivrons dès lors ses déambulations dans les rues du Caire, son errance dans des quartiers divers, jusqu’à la tombée du jour. Film extrêmement sensoriel, il fait vibrer la lumière pour saisir dans un geste cinématographique très épuré le clair-obscur de l’appartement et des âmes qui l’habitent.
 
« Sortir vers le jour » n’est pas seulement un film intimiste ou un drame familial. La dimension sociale y est bien présente, et transparaît à travers l’extrême fragilité matérielle de cette famille très modeste, vivant dans un milieu populaire au Caire. Il ne s’agit pas seulement de filmer la déchéance des corps ainsi que le huis clos entre les personnages, puisque la vétusté des lieux, le délabrement des meubles, les craquelures dans les murs et les moisissures sur les parois sont filmées avec autant d’attention par la cinéaste que les personnages. On n’est pas dans ce film, ou pas seulement, comme dans « Amour » de Michael Haneke, ou dans « Cris et chuchotements » d’Ingmar Bergman, au plus près de l’agonie d’un personnage et du drame intime qui se joue chez les survivants. L’appartement, dans la matérialité de son délabrement, devient un personnage à part entière, participe à rendre encore plus prégnante la déchéance des corps, la fatigue qui les habite, l’épuisement de leurs ressources vitales. C’est ce qui le rend si poignant et unique.
 
Ce qui impressionne dans ce film c’est le dépouillement de l’image comme de ces personnages, qui n’ont en leur possession que cet affect qui les lie et qui transparaît dans les moindres gestes, d’une extrême douceur. Ils n’ont que la lumière du jour pour percer l’obscurité d’une maison qu’on sent humide et suintante, que la musique d’Oum Kalthoum pour alléger les heures d’une journée interminable. Aucune surcharge ne vient faire écran entre le vécu des personnages et le spectateur.
 
Le raccord entre les images n’est pas seulement un montage réaliste, psychologique ou causal. Le raccord dessine l’espace de césure entre les êtres, il opère un découpage dans l’espace habité des solitudes partagées, chacun des personnages étant rendu à cette densité physique et temporelle de la solitude. Quatre plans successifs en sont le témoin. Le premier en plan rapproché nous montre la mère faire la toilette du soir de son mari. Après l’avoir habillé et lavé, elle s’allonge avec lui sur le lit, l’entoure de ses bras et mets une cassette d’Oum Kalthoum. Ils l’écoutent tous les deux, pendant un moment ensemble. Le plan suivant, large, nous renvoie à la séparation des espaces, chacun dans une chambre, elle dans le salon et le vieil homme sur son lit de malade, avec toujours la musique d’Oum Kalthoum qui résonne dans l’appartement vétuste. Les troisièmes et quatrièmes mouvements sont des gros plans, d’abord sur elle, plongée dans la pénombre du salon, ensuite sur lui, allongé et le regard humide. Chacun des deux est plongé dans ses pensées, dans un abîme qui semble uniquement percé par la musique. Ce mouvement des corps, leur unité et ensuite leur désunion, se fait à la faveur de la variation des plans et de leur échelle. La chanson d’Oum Kalthoum joue le rôle du liant affectif, l’incarnation d’une nostalgie indicible, lorsque les personnages, enrobés dans la pénombre de leur solitude partagée écoutent ensemble puis chacun de son côté cette grande voix remuante. Cette séquence bouleversante est la quintessence du film : en 4 plans presque silencieux et un morceau de musique, elle rend perceptible tout l’indicible qui habite ces êtres.
 
Dans la première partie du film qui se déroule à l’intérieur de l’appartement, les plans séquences montrant les gestes matériels des soins que les deux femmes prodiguent à leur homme s’accompagnent de mouvements de caméra très millimétrés. Les mouvements de la caméra semblent épouser ceux des personnages, comme si elle était une extension de leurs gestes, dans la continuité et le prolongement de leurs mains qui soignent, qui changent les draps, nettoient le corps du père, frottent la lessive et astiquent le sol. La caméra ne les suit pas, elle se meut avec eux, comme si leurs gestes si précis en guidait le mouvement. Un accompagnement qui est celui d’un ami, d’un observateur attentif et compatissant. Les pivotements de la caméra donnent la sensation d’une présence fluide, d’une immersion dans les 24 heures de la vie de ces personnages.
 
Ce qui impressionne également c’est le caractère pictural de l’image, avec des plans de personnages immobilisés dans l’instant, face à une fenêtre ou devant les vitres, avec leurs reflets et leurs attentes. Le jeu subtil de la lumière qui entre par les fenêtres, le clair-obscur des ambiances, les teintes très pales, avec des dominantes de couleur marron, beige ou blanc cassé, rappellent la peinture hollandaise du 17èmesiècle. Dans ces peintures, surtout celles de Vermeer, on voit souvent des personnages saisis dans leurs tâches quotidiennes, face à des fenêtres qui déversent la lumière du jour. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur et la densification des espaces de l’intime se fait dans ces peintures à la faveur de ces portes entrebâillées, de ces fenêtres ajourées, laissant passer une lumière qui sculpte les visages et les lieux. Dans « Sortir vers le jour », la lumière est là comme un rappel du monde extérieur. Elle souligne encore plus l’enfermement des personnages, le huis clos familial. Elle devient parfois obsédante dans son inscription dans l’espace comme une promesse ou un appel vers l’ailleurs. Un appel que Souad va enfin suivre en choisissant de sortir dans la ville.
 
Cette deuxième partie du film est une errance dans la ville du Caire, avec son foisonnement de monde, le bruit omniprésent, le choc des couleurs soudain rendues à leur éclat. Dans cette partie, la cinéaste s’attarde sur la dimension spirituelle de la ville. Dans l’une des plus belles scènes du film, on voit Souad qui erre, très tard le soir, incapable de rentrer chez elle. Attirée par des bruits de chants soufis, elle pénètre dans une espèce de jardin et s’assied au bord de l’eau, jusqu’à la tombée du jour. La musique, les voix, la lumière qui se dégage des lieux et qui se reflète dans l’eau, tout ce bain sensoriel qui entoure le personnage est d’une douceur poignante. Elle rend d’autant plus présente la mort du père qui rôde et la douleur nue d’une vie qui semble sans espoir.

http://nachaz.org/blog/une-mort-tres-douce-a-propos-du-film-de-hela-lotfi-sortir-vers-le-jour-par-amna-guellali/ 
 

samedi 16 janvier 2016

Caméra, Peinture et états de conscience

Van Gogh, film de Alain Resnais




Même si l’incipit du film déclare que son intention est de tenter de « retracer, uniquement à l’aide de ses œuvres, la vie et l’aventure spirituelle » de Van Gogh, Alain Renais ne se contente pas de faire l’autobiographie de la vie tourmentée du peinte à travers la succession de ses tableaux et la voix off du narrateur qui retrace son parcours. S’il ne s’agissait que de cela, le film n’aurait eu qu’un intérêt limité, car il n’aurait pas saisi ce que le cinéma ajoute potentiellement à la peinture : non pas l’animation d’images fixes, non pas de faire, à travers les mouvements de la caméra et les cadrages, un découpage objectif et narratif dans les tableaux, pour leur rendre une certaine temporalité linéaire, mais bien l’entrée dans la conscience du personnage, en restituant sa folie, ses tourments intérieurs. Articuler des plans, c’est donner à voir de l’intérieur des niveaux de conscience, comme le disait Serge Daney. Le film de Resnais donne chair à cette idée, puisque la conscience intérieure du personnage Van Gogh est son sujet même, déployé tout au long du film dans l’enchainement des plans. Si le début du film s’apparente à la narration descriptive classique, avec des plans objectifs sur les paysages, les visages et les lieux peints par Van Gogh, succession qui semble dérouler le temps objectif de sa biographie, on bascule au milieu du film dans un ordre subjectif, dans une temporalité éclatée à l’image du monde intérieur du peintre. Les nombreux autoportraits qui se succèdent introduisent le point de vue du personnage Van Gogh, rendant ainsi tous les autres plans sur sa peinture apparentés à des plans subjectifs. Le découpage que fait le cinéaste dans la peinture épouse cette alternance entre le plan subjectif et objectif, pour saisir les visions intérieures du personnage Van Gogh. Il y’a une dialectique entre l’autoportrait, le gros plan sur un détail de la peinture, et la voix off du narrateur, qui nous plonge littéralement dans son état de conscience. Les plans deviennent de plus en plus saccadés, de plus en plus courts, au fur et à mesure que l’on s’immerge dans l’univers de la folie intérieure du peintre. Dans une séquence clé du film, le basculement vers la folie s’opère. Sur la phrase « un jour, il sent l’apparence des choses lui échapper », succession d’un plan large du tableau avec un oiseau, ensuite changement brusque d’échelle de plan, grossissant le détail de l’oiseau, le troisième plan vient intercaler le portrait du peintre portant ses palettes, avec un brusque mouvement de caméra à droite fixant son ombre au sol. On aura ensuite une alternance entre les nombreux autoportraits de Van Gogh, et les gros plans, grossissant des choses, des objets, des détails, sur ses toiles, comme autant de signes de la distorsion intérieure de sa conscience. Des plans de plus en plus rapprochés, de plus en plus grossissants, sur son regard où se déroule le drame intérieur. La musique, de plus en plus dissonante, martèle ses notes dans un tournoiement sériel qui reproduit aussi l’univers sonore de la discordance intérieure. Ce petit film de 17 minutes, est essentiel pour saisir, dans le « regard caméra » avant la lettre de Van Gogh, tout son rapport au monde, à la nature, et surtout à ses tourments qui lui ont fait jeter sur la toile tout son être flamboyant en un ultime geste de création désespérée. 

Le ré-enchantement du monde

Les Mille et une nuits, de Miguel Gomes



Quel récit peut-on produire aujourd'hui, dans un monde cerné par les crises de toutes sortes? Comment y réinjecter l'enchantement des contes et leur houle narrative? Comment conter ce monde dans lequel nous vivons, ses frontières poreuses, sa temporalité éclatée, la fatigue de ses artères fictionnelles? C'est au cœur de toutes ces questions que Miguel Gomes place son film, dont la structure s'inspire des Milles et une nuits. Mais la narratrice du film, Shéhérazade, qu'elle apparaisse en forme de voix off ou comme personnage, tisse des histoires modernes dans le Portugal d'aujourd'hui en proie à la crise économique. Les trois volets, « L’inquiet », le « désolé », « l’enchanté », forment une fresque délirante et inventive, et sont traversés par l’hybridité du récit. Dans sa diversité formelle, dans l’urgence de ce filmage au quotidien des histoires petites et grandes d’un Portugal qui se dégrade, le cinéaste ne fait aucune preuve de mégalomanie, au contraire, c’est l’humilité et la liberté la plus grande qui préside à ce film monde. Il filme des êtres pris dans des sortilèges modernes, ceux des dieux du capitalisme et de leurs lois d’airains contre lesquelles les hommes se retrouvent impuissants, défaits. Mais son ambition est de redonner sa chance à ces vies dans les marges, de ré-enchanter le monde.

La scissiparité du récit, si fécond en digressions de tout genre, comme le récit oriental qui lui donne sa structure, devient une espèce de toile délirante, un film labyrinthe où les histoires des hommes, sont mises en scène dans un mélange de fiction et de réalisme très particulier. Car il s’agit dans le film de faire entrer la fiction dans la réalité autant que l’inverse. On sait que le processus de fabrication du film a pris forme à travers les histoires récoltées par les journalistes à qui le cinéaste a demandé de lui rapporter les histoires d'un Portugal en crise. Ces histoires ont ensuite été absorbées dans la grande centrifugeuse à fiction du cinéaste. Dans cette réalité, l’auteur a introduit des fragments de fiction, véhiculées par des acteurs, par des récits enchantés, sous forme de voix off ou de personnages qui jouent des histoires réelles, et qui viennent tous se coller au vécu enregistré en direct. Certaines histoires, vraies, telles que le procès fait par les voisins au coq chantant qui les réveille chaque matin, se transmuent en fiction par le biais du conte merveilleux.




La mise en scène du dispositif filmique se fait dans le premier épisode de la première partie, où Miguel Gomes se met lui-même en scène, en état de fuite devant l’entreprise démente de son film. La panique du réalisateur vient de son désir de filmer ce foisonnement d’histoires, tragiques et loufoques, dans lesquelles le monde moderne se disloque et se recompose directement devant la caméra et dans le montage le plus improbable des histoires. L’imagination débridée du réalisateur rencontre une réalité tout aussi délirante, avec la simultanéité des évènements et la profusion des personnages en proie aux crises les plus diverses. Le lien qu’il n’arrive pas à trouver de prime abord entre les ouvriers du chantier naval de Viana de Castelo et l’exterminateur des guêpes tueuses, le cinéaste laissera à Shéhérazade, grande conteuse experte dans l’art de tisser les récits les plus variés et de créer des abimes de fiction dans lesquels engloutir le désir de mort et de destruction du calife, le soin de le faire, sur un mode loufoque, à sa place. La prise en charge de la réalité filmée se fait donc à la faveur d’un déplacement vers la fiction, le personnage de Shéhérazade étant l’incarnation même d’une fiction puissance mille. Le documentaire âpre et nu, sur le chantier naval, et sur l’exterminateur de guêpes, s’emboite dans un canevas plus vaste, qui sera la somme fictive de toutes ses parties, le montage narratif épique, poétique, farcesque et tragique du film




Les guêpes tueuses, le coq enchanté, la baleine explosée, le chien joyeux jusqu’aux pinsons enivrants du dernier épisode du film, les animaux ponctuent le récit, comme des relais, leur voix faisant aussi partie du dérèglement du monde et de son enchantement. Ils peuvent être les vecteurs du merveilleux, comme le coq qui fait le récit des amours de deux jeunes adolescents sur fond d’incendies de forêts et de crise politique dans une petite localité du Portugal ; ils peuvent également servir de lien, entre les différents personnages abandonnés à eux-mêmes dans la solitude de tours bétonnées, comme le petit chien blanc du récit « les maîtres de Dixie ». Leur présence renvoie à une mythologie moderne, elle permet un réenchantement du monde.

Le cinéaste semble réinventer la notion du hors champs au cinéma. L’espace cinématographique s’articule "d’un espace-champ et d’un espace hors-champ, d’un vu et d’un non-vu (par le spectateur), et la « tension » résultant de cette division implique le spectateur dans son jeu. (Pascal Bonitzer)" Dans les Mille et Une Nuits de Gomes, la séparation du film entre trois parties distinctes et pourtant interdépendantes opère une césure dans l’espace-temps du film pour l’ouvrir à l’imaginaire de l’absence et à la continuité de la narration dans les projections rêvées du spectateur. Dans la troisième partie, le cinéaste place souvent cet intertitre déstabilisant « Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait. Puis, la nuit venant Schéhérazade reprend son récit », comme si l’alternance entre le jour et la nuit, le silence et le conte, la réalité et la fiction, dans la diégèse du film, ouvrait aussi un espace imaginaire, un conduit vers l’ailleurs proliférant et interminable des histoires. Le hors-champ devient temporel autant que fictionnel : c’est le temps nécessaire pour accueillir le multiple, pour laisser l’imaginaire du spectateur divaguer vers des récits qu’il voudra lui-même inventer, pour rêver avec le film, pour dérouler l’écheveau des histoires en dehors du film, dans les interstices de sa projection. Toutes les histoires que Shéhérazade n’a pas encore racontées, tous les visages qui n’ont pas encore été filmés, toutes les images non encore capturées, forment le tissu extra-diégétique de la grande rêverie fantasmée du film.




samedi 28 novembre 2015

La vie des morts


Vers l’autre rive, de Kiyoshi Kurosawa


Hypnotique, mercuriel, déroulant dans ses plans et surtout dans leurs coupes les apparitions disparitions des corps des personnages, comme autant d’illustrations de la présence et de l’absence, « Vers l’autre rive » est un film sur les revenants, sur le deuil impossible, sur la vie à l’ombre des fantômes des personnes aimées. La plus belle chose que le cinéaste accomplit dans ce film, c’est de donner à voir le fantasme qui travaille les survivants, celui de retrouver l’espace d’un instant la présence de chaire des êtes morts, de les accompagner encore une fois dans un quotidien banal et plein à craquer d’instants qui se suffisent à eux-mêmes.





L’histoire est celle de Mizuki, professeur de piano, et de Yusuke, son mari mort il y’a trois ans. Mizuki rentre chez elle, se met à préparer à manger, elle est dans son quotidien, plan de face sur Mizuki soudain à l’arrêt, comme un souffle retenu, et ensuite contre champ sur un homme portant une veste orangé, debout au milieu de la cuisine. La première apparition du mort plante déjà le propos du cinéaste et donne une ampleur physique à l’idée : Yusuke est un fantôme très vivant. Sa veste colorée, son physique solide, lui donnent d’emblée densité et présence, d’où le caractère troublant du naturel de cette conversation avec la mort.

Des morts qui ne cessent de mourir, des fantômes qui doivent quitter les vivants deux fois, une fois en mourant, et une fois en laissant leur souvenir mourir. Grand film sur le deuil, donnant à sa signification une incarnation très frappante. Dans « Deuil et mélancolie », Freud dit que le deuil nécessite d’abord de dégorger le souvenir, lui faire rendre gorge, sans jamais épuiser ses filaments, sa prégnance sanguine, le poids mort de sa présence. Il faut repasser par tous les moments vécus avec l'être perdu, pas à pas, instant après instant, l'accompagner en quelque sorte dans une hallucination mnésique pour ensuite le laisser partir dans l'effacement amnésique. Le film semble donner à cette théorie un poids de chair jamais vu auparavant. Car le film est tout entier la revisitation de lieux habités, dans le sens fantomatique du terme. Yusuke propose à Mizuki de l'accompagner dans un voyage à rebours, dans les bourgs et petites villes anonymes du Japon qu’il a parcourus avant de mourir. Dans ce voyage, Mizuki va rencontrer plusieurs personnages qui sont autant d'occurrences du deuil, du chagrin, des regrets, des remords: le vieux distributeur de journaux dont la femme a disparu et qui en reste inconsolable; la propriétaire d’un restaurant qui n'a jamais cessé de penser à sa petite sœur morte peu après qu'elle l'eut rabrouée pour son mauvais jeu au piano; une villageoise, dans la dernière étape du voyage, qui  semble habitée par la mort de son mari. Devant tous ces personnages, Mizuki s'immobilise un instant, comme arrêtée au seuil d'un mystère ou d'une reconnaissance. Mais le film semble vouloir offrir à tous la chance rédemptrice mais vaine d'une nouvelle rencontre avec les morts, qui va à chaque fois crescendo. La jeune sœur réapparait pour refaire avec brio le morceau de piano qu'elle avait massacré de son vivant; le mari de la villageoise se matérialise lui aussi, revenu des limbes pour un ultime combat, convulsif et paroxystique, avant de disparaitre à nouveau, dans la coupe du plan.



La plénitude étrange de la proximité avec les morts déborde sur les plans avec les vivants. Le cinéaste déstabilise constamment le spectateur, qui se demande dans quel ordre de réalité du film il se trouve. D’ailleurs qui est mort, qui est vivant dans ce film? Les personnages portent tous une mélancolie sur leurs visages, accentués par le clair-obscur du filmage. La déstabilisation s’opère surtout à la faveur des changements d'angle, comme si au détour d'un raccord un monde pouvait basculer, l'ordre des plans, réalité et au-delà, monde visible et invisible, s'inverser. Ces inversions sont figurées par certains plans saccadés, à la durée très courte, comme pour dire l’impossibilité de la permanence. Ces plans vertigineux dans leur succession, comme ceux de la conversation entre Mizuki et la maitresse de son mari, ceux de la séquence de l’enlacement de Mizuki et Yusuke à la fin du film, où le cinéaste multiplie les angles de prise de vue, rendant la permutation des corps et le basculement des ordres de fiction si physiques, si présents. Le cinéaste donne un nouveau sens à la dualité au cinéma d’objectif/subjectif, visible/invisible, champ/contrechamp.  

Il y’a ces mouvements de caméra coulants, parfois flottants, et parfois abrupts, donnant cette impression étrange d'un rêve interrompu. Il y’a les couleurs du film, tout entier filmé dans un demi jour aux teintes pâles et étouffées, parfois troué par des saillies de couleurs et de lumières, celles des fleurs que le personnage du vieux distributeur de journaux colle sur les parois de son lit, celles des lampes que les villageois allument lors de la leçon de Yusuke sur Einstein et l'éternité du monde. Ces éclats soudains, dans un univers crépusculaire, tout entier tourné vers l'intériorité de la projection faite chair, sont autant de rappels au monde, à ses figures écarlates ou jaillissantes.



Parfois la recherche d'éternité idéelle se densifie un instant dans le plan, qui devient d’une fixité immuable, comme celui où les deux personnages principaux, immobiles, sont placés à distance l'un de l'autre face à un paysage magnifique comme dans un tableau de l'époque romantique. L'idéel d'un instant contemplatif, hors du temps, fixé sur la pellicule, devient ainsi la méta fiction du film, son horizon métaphysique. 

lundi 9 février 2015

Histoire de l’œil

Under the Skin, de Jonathan Glazer



Au commencement, un écran noir en un plan qui dure quelques secondes qui semblent une éternité ; ensuite un point lumineux qui s’approche peu à peu, accompagné d’une musique lancinante, sorte de bruits d’atmosphère claquante, de plus en plus assourdissante. Le point s’agrandit, s’approche, se développe, on ne comprend pas au début s’il s’agit d’une étoile filante, de la lueur d’un véhicule traversant la nuit noire de l’écran à toute allure, d’un vaisseau spatial perdu dans le cosmos, ne laissant apparaître au loin que ce point qui envahit peu à peu l’écran. Vaguement, puis de plus en plus précisément, on pense à l’iris de l’œil, et effectivement on le voit se former de plus en plus clairement sur l’écran, un œil ouvert avec la couleur de sa pupille gris vert, dans l’éclat laiteux et presque aveuglant de son blanc.

Dans ces premiers plans, qui ne prennent tout leur sens qu’à la toute fin du film, on comprend qu’il s’agit de la formation ou création de l’œil humain, qui devient le sens et la métaphore même de toute cette odyssée de l’espèce dans laquelle le cinéaste nous plonge. L’iris est celui de l’œil, à peine formé, ouvert dans sa virginité sur un monde inconnu, mais c’est également la métaphore de la caméra, dont l’iris doit également s’ouvrir sur un monde étrange et inquiétant, crée par le cinéaste. Cette première déflagration  optique du film est comme destinée à recréer du sens, à nous restituer dans toute sa beauté première et dans toute sa présence surprenante un monde tellement exploré par l’œil et par la caméra qu’il en devient usé, qu’il n’est plus que cette collection d’images si connues et si visibles qu’elles en deviennent distantes. L’écran noir du début et ce point lumineux sont la métaphore du projet esthétique du cinéaste : d’abord effacer l’image, la plonger dans le liquide amniotique noir qui va la révéler à elle-même, pour ensuite redonner au monde l’éclat de cette virginité du regard. Ce regard sera ensuite incarné par un être étrange, un Alien, une femme venue d’ailleurs qui prend forme humaine, et qui est jouée par l’une des stars planétaires les plus sensuelles, Scarlett Johansson, plus femme fatale que jamais, avec ses cheveux noirs, ses lèvres maquillées de rouge à lèvre éclatant, sa voix traînante et attirante.

La première partie du film est donc l’errance de cette femme qui a usurpé les vêtements d’une morte et qui se promène dans son camion dans les rues maussades et le paysage urbain désespéré d’une ville d’Ecosse. Elle accoste les hommes, leur demande quelques questions, toujours les mêmes : où vivent-ils ? Est ce qu’ils sont seuls ? Ont-ils des amis, de la famille ? Les dialogues dans cette première partie et tout au long du film sont réduits à ces phrases automatiques et utilitaires, comme si elles étaient dites par une voix de synthèse. De même, les images captées par la caméra à l’intérieur du camion semblent impersonnelles, comme si elles étaient saisies par une caméra de surveillance, installée à l’intérieur du camion pour capter indifféremment des scènes du quotidien et des images de passants. Le visage de Scarlett Johansson lui aussi semble impassible, indifférent, balayant le paysage urbain d’un regard de chasseur sans profondeur. Car cette femme est une prédatrice sans pitié, programmée pour attirer les hommes dans son piège de séductrice, pour ensuite les entrainer dans un lieu qui semble comme un hangar abandonné, où croyant la suivre tandis qu’elle se déshabille lentement, ils plongent en fait dans un liquide noir qui se referme sur eux irrémédiablement. Il faut avoir vu le film pour comprendre l’effet saisissant de ces plans : la chorégraphie des corps plongés dans le noir, qui se dénudent au fur et à mesure d’une marche animale et fatale, l’homme d’habitude chasseur devenant la proie inconsciente d'un désir de dévoration, et s’enfonçant dans ce liquide, dans cette matière dense qui le dissout. Ce liquide est en soi un mystère. Il me fait penser au bain chimique dans lequel on plonge le négatif des photos pour les développer et les mettre au monde en quelque sorte. Dans cette espèce de chambre noire, on assiste à une opération alchimique extraordinaire, qui nous met en face d'une image parturiente, de métamorphoses optiques où le corps de tous ces hommes se dissout dans cette matière liquide pour devenir une peau vidée de sa chair. Les références de ces images sont également très liées à mon sens à l'histoire de la peinture. On pense notamment aux peintures de Francis Bacon, ces corps qui se tordent et se déforment et ces visages monstrueux plongés dans la noirceur du tableau, qui perdent leur consistance pour n'être plus que matière malléable et fluide, amas de chair effondrée et crevassée.


Un basculement s'opère ensuite dans le film et dans l'attitude du personnage principal, à la faveur d'une rencontre qui lui fait percevoir la dimension humaine, poignante et blessée de la chair. Ce choc se fait à la faveur d'une rencontre avec la monstruosité et la laideur. Scarlett accoste un homme qui porte un capuchon et lui offre de monter pour le conduire vers le supermarché où il se dirigeait, il se découvre et nous révèle son visage ravagé par une maladie étrange, il ressemble à Elephant Man, ses chairs déformées et répugnantes sont comme l'antithèse de la splendeur plastique de l'actrice. Mais c'est bien cette monstruosité fragile, ces excroissances dans le visage, cet aspect heurté et vulnérable du corps martyrisé qui semble émouvoir le personnage. Pour la première fois, il y'a un contact physique avec un passager, elle prend la main de cet homme qui n'a jamais touché une femme comme pour lui donner le goût de la chair, mais c'est finalement elle qui est prise dans le sortilège de ce contact avec un être humain et décide de le libérer du piège liquide et de se libérer par là même de son être robotique pour devenir plus humaine.


On pense aux "Ailes du désir" de Wim Wenders, où des anges prisonniers du temps décident de devenir humains et de rejoindre le monde plutôt que de l'observer au loin. L'ange bienveillant du film de Wenders, et l'ange malveillant du film de Glazer, l'un attiré par une femme trapéziste qui lui donne envie d'expérimenter la pesanteur humaine, et l'autre révélée à elle-même par un être humain perçu comme monstrueux, comme Alien. Dans ces deux images, l'effondrement et la projection dans l'humain est d'abord une plongée dans le sensoriel. Dans la deuxième partie du film, le paysage se transforme, devenant plus sauvage, nous montrant les côtes heurtées de l'Ecosse, le fracas des vagues, les vapeurs humides qui se dégagent de la forêt, toute une série d'éléments matériels et premiers émouvants dans leur présence, contrairement aux paysages urbains du début du film. Le personnage expérimente aussi toutes les sensations humaines: la peur, le dégoût, le désir, mais seulement pour se rendre compte que son corps n'est pas apte à les vivre.

L'histoire du regard dans le film dit beaucoup en filigrane sur son évolution actuelle, mais à rebours. Commencée sous les auspices d'un monde presque désincarné, avec un regard impersonnel qui nous rappelle les évolutions techniques actuelles, des vidéos surveillances, à la  Google glass où le monde est frappé d'une présence utilitaire, lu et relu à la faveur du trop-plein d'informations recueilles par les caméras, saturé d'images et de sons ; il finit par un regard plus pur, comme restitué à son humanité, au ras des choses, dans l’immédiateté saisissante d’une découverte virginale du réel.


Scarlett Johansson, dans le rôle de l’Alien, creuse encore plus ce qu’elle avait accompli dans Her, le film de Spike Jonze. Dans ce dernier, elle était la voix de Samantha, l’opératrice du programme informatique hyper sophistiqué qui permet à une voix synthétique de prendre forme humaine et de s’adapter  aux émotions de son interlocuteur, qui en tombe amoureux. Dans Her, l’actrice restait hors champs, seule sa voix devenait l’incarnation de cette présence, sur le fond du grand vide virtuel dans lequel les projections des émotions et des sentiments se fait sur fond d’absence charnelle. Dans « Under the skin », son corps devient l’incarnation de l’altérité radicale et pourtant sous forme humaine, sa voix toujours aussi sensuelle, ajoutée à sa grande beauté, est tout autant un piège, dans lequel les hommes plongent et se perdent. 

lundi 4 août 2014

Chantier A, un film de Karim Loualiche, Tarek Sami et Lucie Dèche


 Je veux voir 


Chantier A est de ces films inépuisables, qui ne cessent de dérouler des sens nouveaux, de gagner du terrain sur l’opacité des choses, à force de donner à voir des paysages et des visages dans leur beauté première, presque primitive, originelle, à force de sillonner le terrain et de vouloir filmer les origines de l’être et du monde. Tellement inépuisable qu’il épuise le spectateur comme le personnage principal, Karim, qui est le fil conducteur du film, Karim qui revient vers son village de Kabylie après 10 ans d’absence. C’est là que le voyage commence, un voyage qui le conduira de ce village vers d’autres lieux, d’abord le Sud profond de Tamanrasset, ensuite on remonte avec lui vers Timimoun, et de là vers le nord, la ville, les villes, Constantine, Alger. Mais en égrenant ces mots, ces noms de lieux particuliers, on ne saisit qu’une dimension du film, celle d’un voyage géographique dans un pays singulier, l’Algérie, un pays vaste et méconnu. Mais le film est également un voyage mental, existentiel, qui nous mènera vers quelque chose d’archétypal, d’archaïque, comme si l’on était à la recherche d’une virginité de l’image, de son enfance, de la naissance de l’art en quelque sorte. D’ailleurs, le premier plan du film, absolument saisissant, c’est une main qui s’avance vers la caméra et nettoie l’objectif avec un mouchoir, ce geste premier du film est mû à la fois par les conditions physiques du tournage, les gouttelettes de pluie qui tombent et qu’il faut nettoyer, mais au-delà, c’est une manière de dire que le film va recommencer tout à zéro, qu’il va nettoyer le regard de tout ce qui s’interpose entre lui et le monde, pour saisir les choses à vif, dans leur surgissement incertain et intemporel, dans leur présence impérissable et première. Tout le film est fait ainsi, on est sans cesse projeté dans des dimensions différentes, dans des strates de sens et de possible. On est face à cette ouverture, à ce chantier auquel renvoie le titre, face à ce saisissement du monde, qui génère beauté et angoisse. 

Film beau et tragique à la fois, car il nous met face à une interrogation première : qui sommes-nous dans ce monde qui nous échappe sans cesse, face à ces éléments que nous voyons mais qui nous dépassent ? Nous sommes dans nos vies plantés là comme dans une des scènes du film, où l’on entend en off la voix de Karim qui dit que le cadre de la caméra est trop étroit pour saisir le monde, mais que filmer le visage de sa mère est comme filmer le monde, tandis que la caméra fixe saisit la montagne, le ciel, les nuages, nous sommes face à un monde qui passe, volatile et fugace, et nous tentons d’en déchiffrer le sens, comme le fait le personnage principal du film.  

Le film commence par un enterrement, on voit les hommes alignés et on entend les chants psalmodiés, la posture collective et millénaire de l’humanité célébrant sa finitude tragique, il finit par la dissolution dans le plan final du personnage principal, Karim, au terme d’une marche qui l’aura mené aux confins du monde et de lui-même. Entre ces deux images de la fin, de la mort, le film aura saisi la vie à l’œuvre, d’où l’absence de caractère morbide ou mortifère. On est tout le temps dans un déplacement non seulement géographique mais aussi intérieur, dans des rencontres avec les autres et avec soi, dans un retour sans cesse renouvelé, un éternel retour vers quelque chose de premier, un désir premier de marcher, comme un enfant qui va redécouvrir le monde, mais également une angoisse première qui saisit le personnage principal à la gorge, pour lui signifier que le voyage ne peut pas s’arrêter là, qu’il n’y a pas de repos possible, qu’aucune terre, aucun visage n’est à lui seul suffisant pour saisir le monde.

Le premier mouvement est donc celui du retour de Karim dans son village natal, dans les montagnes isolées et pauvres de Kabylie. Dans cette première partie du film, touchée par une grâce poignante, on va avec lui à la rencontre de ces vieilles femmes du village, porteuses d’une sagesse millénaire, les gens lui racontent leurs vies, le passé meurtri par les années de terrorisme, ils lui récitent toute une litanie de noms de gens tués ou partis ailleurs. On voit ces femmes habillées de couleurs traditionnelles bariolées, dans leur increvable joie de vivre, mais il y’a aussi les absents, l’absence, qui creuse une faille, qui laisse une béance, qui ouvre un décalage dans la continuité de la rencontre. Karim a des rendez-vous manqués avec les gens, il est arrivé trop tard pour l’enterrement de son grand père, mais il était arrivé trop tôt auparavant à celui de sa grand-mère. Curieusement, on voit très peu d’images de la mère, malgré la profession de foi annoncée plus haut que le visage de la mère symbolise le monde. Le père est quant à lui totalement absent. On a l’impression que le personnage saute une génération, que les adultes figurent peu finalement dans le film. On le comprend mieux d’ailleurs à la fin du film, à la faveur d’une séquence d’un film de Godard projeté dans un cinéma dans la ville d’Alger, où un personnage dit qu’il n’y a pas d’âge adulte, que nous sommes des enfants, et nous devenons des vieillards, on a cru que c’était le commencement, et en fait c’est la fin. On saute par-dessus le vide dans le vertige du temps et de l’espace, et c’est bien cela que le film nous fait ressentir aussi. 

Les cinéastes filment dès cette première partie ailleurs que dans la famille de Karim, qui semble mû dès le début par une volonté d’altérité, de saisir cet autre si proche, qu’il a vu dans son enfance mais dont il ne reconnait plus les traits. Le désir d’altérité, de départ, de rencontre se creuse à la faveur d’une conversation qu’il a avec sa sœur, qui lui reproche son absence pendant dix ans, son départ pour un autre lieu, l’abandon de sa famille. Ces mots sur l’ici et l’ailleurs, sur la famille et l’exil, semblent mettre en motion une inquiétude sur le visage de Karim, et lui donner le désir de partir. Dans une scène au dispositif fictionnel, qui est un moment charnière dans le film, la caméra dans un travelling latéral le montre qui traverse un espace fermé par des barreaux, on voit plusieurs scènes, des personnages qui se bagarrent, d’autres qui prient tandis qu’un groupe d’hommes regarde un match de foot à la télé. Il dit qu’il va prendre la porte de derrière. C’est comme s’il allait vers encore une autre dimension. Dans le plan suivant, il émerge dans un autre espace, cette fois ci il marche sur des rochers, comme s’il avait traversé un paysage mental et qu’il avait surgi de l’autre côté du miroir. Les premiers visages filmés dans cette deuxième partie du film sont ceux de deux enfants qui cueillent des plantes. Ils ont l’aspect d’enfants sauvages, avec leurs cheveux hirsutes, leurs tenues débraillées. Nous ne savons rien d’eux, ils semblent être une incarnation de l’enfance nue, au ras de l’être. Nous ne saurons que plus tard le nom du lieu, Tamanrasset, et l’origine de ces enfants Touarègues, mais la première rencontre avec eux se fait en dehors de cette identité ethnique et géographique. Tout le film sera ainsi construit sur des rencontres d’abord dépouillées de tout ancrage sociologique, comme pour signifier une collision première avec l’autre qui devient presque une émanation de soi. Cela se répétera plusieurs fois dans le film. Ainsi, Karim quitte la famille Touarègue et reprend sa marche, la caméra portée le filme de dos tandis qu’il arpente un paysage lunaire et aride, mais le plan suivant c’est un autre personnage, un vieil homme qui continue la marche, lui aussi semble d’abord une image mentale, un surgissement soudain d’une continuité du personnage, le nom du lieu et du personnage ne viendront que plus tard compléter le tableau, l’inscrire dans une dimension sociologique, lui donner une identité. De même, plus tard, à la faveur d’un autre déplacement, on voit le visage d’une fille voilée qui pétrit la boue dans un ruisseau, ce sont d’abord son visage, ses mains, son sourire grave, qui nous sont donnés à voir, dans leur présence pure, dépouillée de toute fioriture identitaire, et plus tard nous la verrons dans sa maison, et nous apprendrons que nous sommes à Timimoun, dans le centre de l’Algérie, dans une région visiblement très conservatrice, où l’on voit des femmes qui portent le voile intégral. L’existence précède l’essence, la leçon de l’existentialisme semble donnée dans sa pureté originelle dans ce film.  

Ce qu’il y’a de saisissant également, c’est la superposition entre plusieurs dimensions qui s’entremêlent et se répondent en échos. La première dimension du film est ainsi une exploration de la cartographie de l’Algérie, ce pays si grand et si éclaté, aux diverses ethnies, des Kabyles aux Touarègues en passant par les arabes ; aux paysages si différents, le désert, les oasis, les montagnes enneigées, les villes. Mais à cette cartographie s’ajoute une cosmogonie : nous sommes au cœur des mythes originels, la caméra nous donne à voir les gestes les plus primitifs, allumer le feu, tailler la roche, traire les vaches, faire le pain. L’eau, le feu, le vent, le sable, les montagnes, les rochers, les ruisseaux, n’auront jamais autant eu cette virginité première, cette présence incommensurable, comme autant de personnages dans la mythologie singulière du film. De même, les rencontres avec les personnages sont de prime abord des rencontres avec des êtres singuliers et aussi inscrits dans leur habitat géographique et culturel, mais on s’aperçoit plus tard qu’ils renvoient aussi à quelque chose d’archétypal. Ainsi à la grand-mère Touareg, la première chose que Karim dira ce sont ces mots « tu m’apprendras à compter », comme si on était en pleine odyssée des origines. Il rencontrera également un autre personnage qui semble l’incarnation du grand père. On verra Karim sur une montagne dans le pays Touareg, il y’a un éboulement de pierres qu’il lance en un geste de colère, en interpellant son grand père mort. L’image suivante est celle d’un enfant qui gravit la montagne et qui se met à se confectionner un jeu en taillant des chaussures en gomme. Le montage fait littéralement naitre les images des mots, de la marche, des motions physiques et verbales du personnage principal. Film à la fois très physique dans la présence extraordinaire des lieux et des visages qu’il donne à voir, et très mental par la force de cette projection vers l’ailleurs et vers l’autre, film qui arpente la topographie de l’Algérie, tout en renvoyant à quelque chose d’originel, film  aux dimensions multiples, film monde, Chantier A est bouleversant de bout en bout, dans chaque plan, dans les chants et la musique, dans la poésie et les textes lus, dans les rides des visages et les craquelures de la terre.